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L’héritage à partager; le riche insensé

Publié le 8 juin 2018 dans Non classé

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Si l’homme cherche un arbitre, c’est qu’il y a conflit entre lui et son frère. Cela éclaire les deux étapes de la réponse de Jésus. Il refuse d’abord de diviser les biens, i.e. qu’il refuse de cautionner la division relationnelle entre les frères. Le juge qui décide comment partager l’héritage divise des choses.

L'héritage à partager

L’héritage à partager ; le riche insensé (Lc 12,13-21)


 13 Quelqu’un de la foule lui dit : “Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage.” 14 Jésus lui dit : “Homme, qui donc m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ?”

15 Puis il dit aux gens : “Voyez ! Gardez-vous de toute avidité ! car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ses biens.”

16 Et il leur dit une parabole :

“La terre d’un homme riche lui avait rapporté beaucoup. 17 Et il raisonnait en lui-même : Que ferai-je ? car je n’ai pas de place où rassembler mes récoltes. 18 Voici ce que je ferai : j’abattrai mes greniers, j’en bâtirai de plus grands et j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens.

19 Et je me dirai à moi-même : Voilà, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois, réjouis-toi.

20 Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit on te redemande ta vie !

Et ce que tu as préparé, qui l’aura ?

21 Il en est ainsi de celui qui amasse pour lui-même, et ne s’enrichit pas en vue de Dieu.”

Un peu de vocabulaire


L’héritage à partager : selon l’idéal biblique, si c’est une entreprise familiale (agricole, pêche, etc.), elle devrait rester telle quelle plutôt qu’être divisée entre les fils ou vendue pour séparer l’argent. Continuer le projet familial incite les héritiers au partage fraternel et à la communauté de biens, dans l’esprit de la Loi de Moïse, même si la part de chacun est reconnue. L’aîné reçoit le double des autres frères.

  1. A) Se situer dans le récit (réflexion personnelle, sans échange)

Quand l’Évangile parle d’argent, ça nous met souvent mal à l’aise. On essaie de préciser ce malaise : pourquoi ? ce qu’on en pense, etc.

  1. B) Explorer le texte d’Évangile

Le récit (13-15) : L’homme se fait du souci à propos de quoi ?

– Quelle solution trouve-t-il ? sa solution vous paraît-elle raisonnable ?

– Selon vous, pourquoi Jésus refuse-t-il de faire le partage demandé ?

– Peut-on penser une façon d’être en relation qui éviterait aux deux frères de s’inquiéter face à leur héritage ?

La parabole (16-20) : À propos de quoi l’homme se fait-il du souci ?

– Observer que son abondance n’est pas critiquée, mais plutôt son attitude et le type de solution qu’il cherche à son problème de surplus.

– Son monologue et ses projets disent quoi de sa vie relationnelle ?

– Peut-on penser diverses façons d’être en relation qui lui inspireraient d’autres manières de gérer son surplus de biens ?

– et cela pourrait-il avoir du sens même s’il meurt ?

Il n’y a aucun lien entre le frère réel et le riche inventé mais voit-on une certaine parenté d’esprit entre eux ? que répondre à la question v.20 ?

  1. C) Éclairer ma vie à la lumière de l’Évangile

– Jésus parle d’avidité au frère ; qu’en pensez-vous dans ce contexte ?

– L’homme de la parabole considère que son avenir est assuré, grâce à ses biens. Jusqu’à quel point cela est-il vrai, selon notre expérience ?

  1. D) Éclairer mon cheminement spirituel

– Le v. 21 vous paraît-il réaliste ? quel sens peut-on lui donner ?

– La réflexion globale que tout l’Évangile de Lc propose ne se réduit pas à l’opposition simpliste ‘Dieu ou l’argent’. Il oppose plutôt la dynamique du Règne de Dieu (relation et compassion), à la dynamique induite par l’argent (ici possession et accumulation sans partage). Cette opposition plus complexe peut-elle guider notre réflexion plus en profondeur ?

 

L’héritage à partager ; le riche insensé — Pour aller plus loin


Les mots reliés à la possession sont nombreux ici : héritage à partager, cupidité, abondance de biens, homme riche, terre qui rapporte beaucoup, réserves. L’argent est souvent un thème qui nous met mal à l’aise. On pense à d’autres passages plus radicaux : vendre tous ses biens et donner l’argent aux pauvres, nul ne peut servir Dieu et l’argent, etc. Ces textes suggèrent une opposition si radicale entre Dieu et l’argent qu’on se sent déclassé d’avance. On échappe alors à cet embarras par une autodéfense classique : il faut séparer les questions ‘spirituelles’ et ‘temporelles’. On se dit : l’idéal proposé par l’Évangile est bien beau, mais est-il pertinent pour la vie réelle ?

Le thème de l’argent est plus présent en Lc que nulle part ailleurs. On y trouve parfois cette radicalité dérangeante. Mais l’ensemble des textes offre une perspective plus large, englobante, et plus réaliste aussi. Lc parle moins de l’argent que des pièges où il peut nous entraîner. Sa réflexion est assez réaliste pour qu’on puisse se laisser interpeller, et suffisamment englobante pour toucher le sens qu’on donne à notre vie.

Le récit sur l’héritage : Si l’homme cherche un arbitre, c’est qu’il y a conflit entre lui et son frère. Cela éclaire les deux étapes de la réponse de Jésus. Il refuse d’abord de diviser les biens, i.e. qu’il refuse de cautionner la division relationnelle entre les frères. Le juge qui décide comment partager l’héritage divise des choses. Ce n’est pas un ‘partage’ au sens d’une attitude de la personne, le mouvement de soi vers l’autre. Par son refus, Jésus déplace donc le problème : il passe du terrain des choses au terrain des personnes en relation. Indirectement, il invite les frères à tenter de s’entendre pour un partage à l’amiable. Peu lui importe que le résultat soit de diviser l’héritage de manière juste, ou de poursuivre une vie commune rendue possible par ces biens reçus de leur père. Répondre au don par le don. Le partage est proposé comme mode de relation, non comme moyen d’une répartition équitable des biens. C’est à eux de voir comment ils vivent le partage, justement.

Puis Jésus adresse aux gens présents une forte mise en garde contre l’avidité, le désir insatiable d’avoir toujours plus. Là encore il oriente la réflexion non sur les biens mais sur la personne et son attitude face aux biens. Il dit indirectement à l’homme : peut-être que le désir d’avoir plus rend la relation défectueuse entre ton frère et toi. Examine ce problème-là, plutôt que la quantité de ce que tu as ou n’as pas. Un adage de sagesse en donne la raison : l’abondance ne garantit pas la vie. La parabole du riche insensé va illustrer le danger d’une illusion.

La parabole : Elle est construite sur les deux axes de l’accumulation et de la mort. La prospérité de l’homme n’est pas critiquée. Mais son monologue est totalement centré sur lui-même, en une série de “je… je… je…”. Toute sa pensée tourne autour de ce qu’il possède, sans référence à qui que ce soit : parenté, amis, employés, héritiers. Il se définit lui-même au présent et au futur uniquement par ses biens ; ce qu’il a et non qui il est. Ça en devient triste : on se demande avec qui il fera la fête ![1] C’est le danger, parfois mortel, du repli sur soi.

Le récit caricatural met en scène une réflexion sur le danger de certains réflexes engendrés par l’abondance : elle nourrit le désir d’accumuler, en une spirale sans fin. Il ne s’agit plus d’assurer sa subsistance mais d’avoir toujours plus. C’est la règle du jeu de l’argent : on l’accumule comme on accumule des points à un jeu. L’homme ici semble ignorer la notion d’un SURPLUS qu’il pourrait partager. Le superflu a la fâcheuse tendance à sembler indispensable. Du coup, le don est exclu : j’ai besoin de tout ce que j’ai et de plus encore. Pas question de partager les surplus de l’entreprise avec les employés, ni même avec ses proches. Basile de Césarée (329-379) commente : “Tu tiens tout enfermé derrière des portes et des verrous. Que ferai-je ? La réponse était simple : ‘Je rassasierai les affamés, j’ouvrirai mes greniers, j’inviterai les pauvres.’ Mais tu t’inquiètes des moyens de garder tes richesses pour toi.” Ce réflexe de l’avidité et du repli sur soi, que peut nourrir l’abondance, éclaire la plainte de Jésus “Hélas pour vous, les riches !” (6,24).

Ce personnage inventé n’a aucun lien avec l’homme réel qui parlait à Jésus. Pourtant sa mort et la question finale pointe vers ses héritiers. L’horizon de la mort nous rappelle que d’autres nous survivront. Une plaisanterie connue dans l’Antiquité grecque ironise ainsi : le comble de l’avarice c’est l’homme qui, dans son testament, se désigne lui-même comme son héritier. Mais on sait que de pouvoir léguer de l’argent aux gens qu’on aime ou à une oeuvre qui nous tient à coeur donne du sens aux biens eux-mêmes, malgré la mort. L’argent qu’on inscrit dans les relations interpersonnelles prend un surplus de sens, même dans la sagesse populaire. Ici, la mort de l’insensé dévoile le non-sens de son existence. La psychologie nous apprend que l’accumulation de réserves reflète notre inquiétude du lendemain, et la peur normale de manquer. Dans le désir d’amasser se joue la lutte contre l’incertitude, contre l’angoisse devant la précarité et la mort. L’illusion est de croire l’argent qui prétend offrir une garantie contre la mort. Ironie de la parabole : l’homme meurt au moment où il pense avoir triomphé de sa fragilité ! [2]

Ne vous faites pas de souci… ( à lire: Lc 12,13-34 ║ Mt 6,25-34 )

Ces 2 textes propres à Lc servent d’horizon au texte suivant, qui soulève des objections simplistes. Ne pas économiser pour l’avenir ? ni prévoir sa retraite ? Cherchez plutôt le Règne de Dieu et tout ça vous sera donné. Pourquoi ? parce que dans le groupe fondé sur des relations fraternelles orientées par le Règne de Dieu, chacun peut compter sur les autres. Le rapport à l’argent pousse à penser en JE, même dans notre idéal d’une société plus juste, où chaque JE sera toujours dépassé par l’énormité des problèmes. Mais voyez comme tout ce texte s’adresse à un VOUS. Car le Règne que Dieu donne (v. 32) vise un ‘NOUS’, un ‘être-ensemble’ transfiguré par le rêve de Dieu pour l’humanité et sa force pour nous y attirer. Au lieu de ‘m’inquiéter’ pour JE, ‘chercher’ ce NOUS qui appelle ma solidarité avec d’autres, nourrie de leur solidarité avec moi. Je ne suis plus face à l’autre qui a besoin, mais AVEC l’autre, dont j’ai besoin moi aussi. AVEC, c’est la réciprocité du donner-recevoir : NOUS donnons et NOUS recevons… et la réalité collective peut être transformée. Ce projet du Règne de Dieu, seule règle viable pour l’humanité, s’appelle ici s’enrichir en vue de Dieu (21) et avoir un trésor dans les cieux (34).

[1]– La liturgie moralise en traduisant ici ‘jouissance’ ; c’est le même verbe que dans la parabole du fils prodigue, qui parle de fête et de réjouissance (15,23.24.29.32).

[2]– Réflexion inspirée entre autres de D. Marguerat, Parlons argent, Labor et Fides, 2006, p. 37